CHWP A.13 | | Elkabas, Trott & Wooldridge, "Contributions de l'approche cybernautique à
l'enseignement/apprentissage des langues secondes (L2)" |
6. Le triangle pédagogique: processus reconfiguré dans
un espace transformé
Traditionnellement, les trois pôles de la situation d'apprentissage
accordaient la place d'honneur à l'enseignant, ce à cause de son ancrage
dans un contexte institutionnalisé pour lequel, et au nom duquel,
il "professait". Le lien forgé au cours des siècles entre
l'enseignement magistral et la salle de classe/amphithéâtre
constitue un paradigme tenace. Il s'agit pour nous de proposer des
modifications au modèle reçu de la séparation,
classe et enseignants d'un côté (2-3 heures de classe), et
ordinateurs et moniteurs de l'autre (heure de laboratoire obligatoire).
Deux modèles d'approches cybernautiques se présentent:
- Le cours/programme d'apprentissage autonome, dans lequel l'apprenant
exploite seul et massivement des ressources virtuelles croissantes.
ClicNet (Swarthmore College), par exemple, regroupe les sites dont il
affiche les URL de façon à suggérer un parcours non
accompagné d'apprentissage du français sur le
réseau.
- Le cours/programme d'apprentissage assisté par ordinateurs,
où ceux-ci s'intègrent dans le travail dit "de classe",
tout comme l'enseignant s'intègre plus naturellement dans l'espace
technologique, abolissant éventuellement une dichotomie que la
configuration traditionnelle "classe-laboratoire" s'efforce de maintenir.
Nous
optons pour l'intégration inhérente, et souhaitable selon
nous, du deuxième modèle. Afin de représenter schématiquement les enjeux de cette
option, nous nous servirons d'une adaptation du modèle
triangulaire de Legendre (1988),
plaçant le processus "P" de l'enseignement/apprentissage dans un espace "E" circulaire qui l'englobe et le
détermine en quelque sorte. La relation entre les fonctions
situées aux pôles du triangle offre un outil efficace pour
la formulation de l'approche cybernautique qui est proposée.
L'investissement progressif de l'espace traditionnel du projet
d'enseignement/apprentissage, c'est-à-dire la transformation de la
salle de classe en cyber-espace, entraîne des changements
fondamentaux dans la nature du SUJET, de son OBJET et de l'AGENT qui
effectue ou favorise leur articulation. Dans la classe d'autrefois,
l'Agent, autorisé par l'espace institutionnel dont il était
le porte-parole accrédité, mettait son statut au service
d'un projet dont il dictait lui même la nature de l'Objet (par exemple, le
"français" qu'on apprenait...) et les activités du Sujet
(l'apprenant). Lorsque l'espace de la salle de classe - devenue de nos
jours contrainte majeure à cause de sa fixité et de sa
clôture ainsi que de son accès
régimenté par l'emploi du temps - se transforme en espace
virtuel, l'Agent perd de son pouvoir que le Sujet plus mobile tire vers
lui afin, entre autres choses, de redéfinir la nature de l'Objet
qu'il poursuit. La langue qu'on étudie s'élargit
en facettes plus diverses (variantes régionales, sociologiques,
professionnelles, écrits non canoniques); les étudiants
(dont la vie se partage de plus en plus difficilement entre travail
rémunérateur et études) réclament une plus
grande flexibilité des modalités de leur activité
d'apprenants; l'Agent se voit dépossédé de sa
fonction dominante et exclusive et doit la partager avec des outils
électroniques qui tendent à se substituer à lui; est
"Agent" désormais la technologie des multimédia.
6.1. L'enseignant/AGENT
Partageant la fonction AGENT avec une technologie capable de le
remplacer dans certaines de ses tâches, l'enseignant doit mettre en place des modalités
différentes de cohabitation. En plus des exigences
pédagogiques d'ordre général, l'enseignant dans
l'approche cybernautique se trouve investi de nouvelles fonctions et doit
assurer sa propre formation technique continue:
- planification d'un enseignement combinant le virtuel et le
réel,
- médiation dans les relations interpersonnelles des apprenants,
- gestion du site-classe et des échanges
électroniques,
- recherche de ressources sur le WWW et donc évaluation
pédagogique.
6.2. L'apprenant/SUJET
L'apprenant développe ses propres stratégies
d'apprentissage (auto-direction) et joue un rôle très actif
au cours des leçons ou du projet pédagogique. L'ordre du
parcours s'assouplit, ainsi que le temps qu'on y consacre. Nous croyons
avoir insisté suffisamment plus haut sur sa nouvelle
centralité pour ne pas y revenir davantage ici.
6.3. La langue/OBJET
La communication est sans aucun doute l'objectif principal de l'ELANTE.
Mais on ne peut ignorer le fait que du même coup, c'est
d'autonomie, d'auto-apprentissage et d'interaction sociale qu'il s'agit
aussi. En dehors de l'oral qui demeure à un stade embryonnaire,
aucune des trois autres habiletés ne prend le dessus. Le
vocabulaire, longtemps négligé (Tréville &
Duquette 1996), trouve une place de choix grâce au potentiel
d'exploitation qu'offrent les nouvelles technologies (Wooldridge 1991, Elkabas & Wooldridge 1996). Alors que le manuel
traditionnel, quelle que soit la méthode à laquelle il se
rattache, présente une image figée et parcellisée de
la langue, le manuel dans l'ELANTE est un livre ouvert et offre autant de
variantes (langue commerciale, littéraire, politique,
scientifique, etc.) et autant de couleurs (d'Afrique, d'Europe, du Canada,
etc.). Le grand travail de l'enseignant dans l'avenir sera d'écrire
non pas un manuel de langue, mais un manuel d'instructions, une sorte de
mode d'emploi pédagogique des réseaux cybernautiques.
6.4. L'ESPACE du processus
L'espace de l'enseignement/apprentissage d'une langue est, dans des doses
variables, plus ou moins artificiel ou plus ou moins naturel. Plus
l'exercice de la langue se fait en classe et plus il est artificiel, plus
il se produit dans un espace partagé avec d'autres
activités liées ou parallèles et plus il est
naturel. Un espace d'apprentissage partagé avec l'achat d'un
billet de train est un exemple de ce que nous appelons un espace naturel;
c'est le cas aussi d'Internet, utilisé comme espace
d'apprentissage de la langue et comme lieu d'achat d'un billet d'avion.
L'espace d'apprentissage traditionnel est la salle de classe, qui existe
dans tel lieu fixe à telle heure fixe. En plus de son
côté artificiel, la salle de classe est source de stress (sauf pour les extravertis) par
la fixité de son emplacement et de son horaire . L'approche cybernautique offre, et
exige, une redéfinition de l'espace d'apprentissage. Celui-ci
devient variable en termes de lieu, de temps et de contenu. Le lieu
comprend: le laboratoire multimédia, chez soi, le cybercafé, la
salle de classe informatisée et la salle de classe traditionnelle,
laquelle peut être remplacée par tout autre lieu de
réunion et de discussion. Le temps est en grande partie celui de
la disponibilité de l'apprenant, qui apprend quand il veut et
quand il peut. Les rencontres (entre apprenants, entre apprenant et
enseignant) se font soit sans contraintes en différé
(courriel), soit avec contrainte de lieu et de temps en temps réel
(salle de classe, par exemple). Le contenu de l'espace, ce sont les participants dans une activité
donnée (voir notre triangle): entre autres, l'apprenant seul
(Internet, courriel); plusieurs apprenants (laboratoire multimédia en
autonomie), plusieurs apprenants et l'enseignant (salle de classe ou laboratoire
guidé).
7. Développement des quatre habiletés
Sous l'impulsion de la révolution informationnelle, nous assistons
à un élargissement des habiletés langagières
proposées à l'apprenant. Les quatre habiletés
traditionnelles (oral, écoute, écriture, lecture) se
doublent de la maîtrise de l'espace même
d'enseignement/apprentissage. Celui qui ne s'adapte pas à la vie
d'un pays étranger a du mal à en assimiler la langue. Celui
qui maîtrise la salle de classe est ce qu'on appelle un "bon
élève"; le bon élève c'est celui qui joue le
jeu du système éducatif. L'approche cybernautique offre
à une plus grande variété de personnes,
"conformistes" ou "non-conformistes", des espaces qui les encouragent,
les motivent, à être de "bons apprenants": la salle de
classe pour les "bons élèves" et les extravertis, le laboratoire
multimédia avec ses exercices pour les timides et les
cartésiens, Internet pour les explorateurs et les adaptables. Pour
ce qui est des habiletés langagières, on peut dire
que la lecture, l'écoute et l'oral relèvent tous par nature
de l'exercice "direct" de la langue (sujet - objet), alors que
l'écrit est toujours soumis au filtre scolaire. L'écrit
(dans toute circonstance, à tout âge) est une
activité où on est conscient du médium: "comment
dire?", "comment épeler?", "le participe passé s'accorde-t-il?",
"indicatif ou subjonctif?"... (sujet - règles - objet).
Les NTE peuvent répondre de façon satisfaisante aux besoins
de la lecture et de l'écoute; l'oral ne pourra jamais être satisfaisant en
milieu pédagogique sauf à se satisfaire de simulations
(toujours pauvres par rapport au milieu oral naturel) ou à
être enfant, pour qui tout est réel l'environnement
physique, les rêves, les mythes, les jeux.
8. Observations critiques
À la lumière de ce qui précède, on reprochera
à l'approche cybernautique le déséquilibre dans le
traitement des quatre habiletés: il est évident que l'oral
est la moins développée de toutes. Ce qui, au moins pour le
moment, justifie naturellement le contact enseignant/apprenants en classe
réelle. L'envoi d'un message vocal par le réseau est
possible mais la "discussion" instantanée n'est pas encore au
point.
On trouvera également que les apprenants ne sont pas tous capables
de gérer leur apprentissage par machine interposée ou de se
mettre en situation d'autonomie. Idéalement, il serait souhaitable
d'organiser un cours cybernautique où tous les apprenants ont le
même profil d'apprentissage.
9. Conclusion: les apports de l'approche cybernautique
Plus qu'une nouvelle méthode d'enseignement/apprentissage parmi
tant d'autres, l'ELANTE offre aux cybernautes un accès à
cet univers linguistique et culturel que l'étude centrée
sur l'enseignant dans la salle de classe ne peut pas livrer.
Caractérisé désormais par un apprentissage
libéré des stress artificiels d'une classe,
bénéficiant de l'apport simultané d'une
communication réelle et réflexive, déterminé
plus largement par les besoins de l'apprenant, et créant une
symbiose du document authentique et de l'enseignant/accompagnateur,
l'ELANTE ouvre de nouvelles voies à l'acquisition des savoirs.
Le changement du paradigme épistémologique qu'il
reflète s'accommode mal pourtant des inflexibilités du
programme d'études de bien des institutions qui continuent de
séparer l'ordinateur de l'enseignant (heures de classe vs. heures
de laboratoire/centre multimédia...). Comme nous l'avons fortement
suggéré, la configuration des trois pôles du
Processus ("P") éducatif change lorsque l'Espace ("E") qui
l'englobe est transformé.
9.1. LE SUJET. Une des grandes contributions de l'approche
cybernautique est que celle-ci répond aux besoins langagiers de
différents types d'apprenants: les visuels, les auditifs, les
globaux et les sériellistes, les actifs et les
réfléchis, les extravertis et les introvertis. (Pour une
liste des styles d'apprentissage, voir Oxford 1990, Besnard 1995, Felder & Henriques 1995).
Grâce à l'approche cybernautique, les apprenants sont
engagés dans des activités langagières
significatives de même qu'ils s'exercent à développer
leurs compétences à "apprendre à apprendre".
9.2. L'OBJET. Alors que l'approche communicative a fait du
document authentique sa grande pièce maîtresse, on ne peut
trouver plus authentiques que les documents qui circulent dans
Internet: publicités, documents historiques, sites touristiques
et gastronomiques, etc. L'immédiateté dans la consultation
de ces documents rend cette capacité technologique encore plus
attrayante.
9.3. L'AGENT ou L'ACCOMPAGNATEUR. L'enseignant, lui, est
présent dans tous les espaces d'apprentissage: guide pour
l'utilisation d'Internet, créateur des exercices de laboratoire, arbitre
de ce qu'on dit ou ne dit pas, modérateur des discussions sur les
contenus, conseiller pour les questions posées par courriel,
gestionnaire des différents espaces. Dans l'approche
cybernautique, son rôle principal est d'accompagner l'apprenant en
direct ou en différé. Être accompagnateur, c'est
exercer un métier noble. Tout apprentissage est une forme de
voyage initiatique; si c'est le Maître qui enseigne la Tradition,
c'est le Guide qui accompagne le novice dans son voyage d'appropriation
du savoir.
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